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samedi 30 août 2014

Les causes du chômage en zone euro selon Draghi

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« Personne dans la société n’est préservé dans une situation de chômage de masse. Pour les chômeurs eux-mêmes, c’est souvent une tragédie qui a des effets durables sur le revenu qu’ils toucheront durant le reste de leur vie. Pour ceux qui sont toujours en emploi, cela accroît l’insécurité de l’emploi et sape la cohésion sociale. Pour les gouvernements, le chômage dégrade les finances publiques et pénalise les perspectives électorales. Et le chômage est au cœur des dynamiques macroéconomiques qui façonnent l’inflation à court et moyen termes, ce qui signifie qu’il affecte aussi l’activité des banques centrales. En effet, même lorsqu’il n’y a aucun risque pesant sur la stabilité des prix, mais un chômage élevé et une cohésion sociale menacée, les pressions s’accentuent sur les banques centrales.

Une question clé est de savoir à quel point nous pouvons réellement influencer le chômage, ce qui se ramène à se demander (…) si le chômage est essentiellement conjoncturel ou structurel. Comme nous sommes dans une union monétaire à 18 pays, c’est nécessairement une question complexe dans la zone euro, mais je vais tout de même offrir un bref aperçu de la situation telle que l'évalue la BCE.

GRAPHIQUE 1 Variations du taux de chômage (en points de pourcentage, par rapport à janvier 2008)

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La première chose que l’on constate est que la zone euro a subi un choc puissant et particulièrement négatif sur le PIB, avec de sérieuses conséquences pour l’emploi. C’est visible sur le graphique 1, qui présente l’évolution du chômage dans la zone euro et les Etats-Unis depuis 2008. Alors que les Etats-Unis ont connu une hausse forte et immédiate du chômage suite à la Grande Récession, la zone euro a connu deux hausses du chômage associées à deux récessions consécutives.

Du début de 2008 jusqu’au début de l’année 2011, l’évolution est similaire dans les deux régions : les taux de chômage augmentent fortement, se stabilisent, puis diminuent graduellement. Cela reflète les sources communes du choc : la synchronisation du cycle financier entre les pays avancés, la contraction dans le commerce mondiale suite à l’effondrement de Lehman Brothers, couplées avec une forte correction des pris d’actifs (notamment sur les marchés immobiliers) dans certaines économies.

Après 2011 cependant, les développements dans les deux régions divergent. Le chômage aux Etats-Unis continue à chuter plus ou moins au même rythme. Dans la zone euro, d’un autre côté, il amorce une seconde hausse qui n’atteint pas son pic avant avril 2013. Cette divergence reflète un second choc, cette fois-ci spécifique à la zone euro, qui résulte de la crise de la dette souveraine et qui se traduit par une récession de six trimestres pour l’économie de la zone euro. Toutefois, à la différence du choc post-Lehman qui affecta toutes les économies de la zone euro, pratiquement toutes les destructions d’emplois observées dans cette seconde période furent concentrées dans les pays qui connurent des tensions sur les marchés des titres de dette publique (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2 Relation entre turbulences financières et chômage

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La crise de la dette souveraine se diffusa via divers canaux, mais l’un de ses plus importants effets fut de rendre moins efficaces les outils de stabilisation macroéconomique. Du côté budgétaire, les services non marchands (notamment l’administration publique, l’éducation et la santé) ont contribué positivement à l’emploi dans pratiquement tous les pays durant la première phase de la crise, si bien qu’ils ont en partie compensé le choc. Dans la seconde période, cependant, la politique budgétaire fut contrainte par les inquiétudes entourant la soutenabilité de la dette publique et le manque de soutien commun, en particulier lorsque l'on commença à envisager une restructuration des dettes souveraines. La nécessaire consolidation budgétaire devait être entreprise rapidement pour restaurer la confiance des investisseurs. Elle constitua un frein budgétaire et entraîna un ralentissement dans l’emploi du secteur public qui s’ajouta à la contraction de l’emploi dans les autres secteurs.

Les pressions sur les marchés interrompirent aussi la transmission homogène de la politique monétaire dans la zone euro. Malgré de très faibles taux directeurs, le coût du capital augmenta dans les pays en difficulté durant cette période, ce qui signifia que les politiques monétaire et budgétaire se resserrèrent simultanément. Donc, l’une des priorités de notre politique monétaire dans cette période fut (et reste toujours) de réparer le mécanisme de transmission monétaire. Etablir un lien précis entre ces réparations et les performances du chômage n’est pas facile. Cependant, l’équipe de la BCE estime que l’"écart de crédit" (credit gap) (la différence entre les volumes actuels de crédit et leurs volumes normaux que l’on observe en l’absence de crise) pour les pays en difficulté suggère que ces conditions d’offre de crédit exercent un frein significatif sur l’activité économique.

Les facteurs conjoncturels ont par conséquent certainement contribué à la hausse du chômage. Et la situation économique dans la zone euro suggère qu’ils sont toujours à l’œuvre. Les plus récentes données des PIB confirment que la reprise dans la zone euro reste uniformément faible, avec une croissance des salaires ralentie même dans les pays qui ne sont pas en difficulté, ce qui suggère une insuffisance de la demande globale. Dans ces circonstances, il semble probable que l’incertitude sur la force de la reprise étouffe l’investissement des entreprises et ralentit le rythme auquel les travailleurs sont réembauchés.

Cela dit, certains signes suggèrent qu’une part significative du chômage est également structurelle, du moins dans certains pays. Par exemple, la courbe de Beveridge de la zone euro (qui résume les développements du chômage à un niveau donné de demande de travail ou postes vacantes) suggère l’émergence d’une inadéquation structurelle entre les marchés du travail de la zone euro (cf. graphique 3). Dans la première phase de la crise, de forts déclins de la demande de travail se sont traduits par une forte hausse du chômage de la zone euro, avec un mouvement vers le long de la courbe de Beveridge. Le second épisode récessif a cependant entraîné une plus forte hausse du taux de chômage, même si les taux de postes vacants agrégés présentèrent des signes marqués d’amélioration. Cela peut impliquer un déplacement permanent de la courbe de Beveridge vers l’extérieur.

GRAPHIQUE 3 Evolution de la courbe de Beveridge au cours de la crise

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Le mouvement de la courbe de Beveridge s’explique en partie par l’ampleur de la destruction d’emplois dans certains pays, ce qui a mené à des taux de retour à l’emploi réduits, des durées de chômage plus longues et une part plus élevée de chômage de long terme. Ceci reflète, en particulier, la forte contraction sectorielle dans le secteur de la construction qui était auparavant en surchauffe (cf. graphique 4), ce qui, comme aux Etats-Unis, tend à réduire l’efficacité de l’appariement. A la fin de l’année 2013, le stock de chômeurs à long terme (ceux au chômage depuis un an ou plus) représenta plus de 6 % de la main-d’œuvre totale de la zone euro, soit plus du double du niveau d’avant-crise.

GRAPHIQUE 4 Evolution du chômage de la zone euro par secteur et par niveau d’éducation

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Une autre partie de l’explication est que les opportunités de redéploiement sont insuffisantes pour les travailleurs faiblement qualifiés qui se retrouvent au chômage, comme cela est mis en évidence par la disparité croissante entre les compétences de la main-d’œuvre et les compétences exigées par les employeurs. L’analyse de l’évolution de l’inadéquation des compétences suggère une hausse significative de l’inadéquation aussi bien au niveau des régions, des pays, que de la zone euro dans son ensemble (cf. graphique 5).

GRAPHIQUE 5 Indices d’adéquation des compétences pour la zone euro

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Les estimations fournies par les organisations internationales (en particulier la Commission Européenne, l’OCDE et le FMI) suggèrent que la crise s’est traduite par une hausse du chômage structurel dans la zone euro, passant d’une moyenne de 8,8 % à 10,3 % être 2008 et 2013.

Il y a toutefois deux importants problèmes à souligner ici. Le premier est que les estimations du chômage structurel son entachées d’une considérable incertitude, en particulier lorsque l’on cherche à le déterminer en temps réel. Par exemple, la Commission européenne suggère que les estimations du taux de chômage qui n’accélère par la croissance salariale (NAWRU) dans la situation actuelle surestiment la composante structurelle du chômage, notamment dans les pays les plus touchés par la crise.

Le second problème est que les données agrégées dissimulent une très forte hétérogénéité. Le taux de chômage actuel de la zone euro est certes de 11,5 %, mais il est de 5 % en Allemagne et de 25 % en Espagne. Les développements structurels diffèrent également : l’analyse de la courbe de Beveridge aux niveaux des pays pris individuellement révèle, par exemple, un déplacement de la courbe vers l’intérieur en Allemagne, alors que la courbe se déplace vers l’extérieur en France, en Italie et surtout en Espagne.

Cette hétérogénéité reflète différentes conditions initiales, telles des compositions sectorielles variantes de l’emploi (en particulier la part employée dans le secteur de la construction), mais aussi le fait que les taux de chômage ont historiquement été durablement plus élevées dans certains pays de la zone euro que dans d’autres pays-membres. Mais cela reflète aussi la relation entre les institutions du marché du travail et l’impact des chocs sur l’emploi. Les économies qui ont le mieux traversé la crise en termes d’emploi tendent aussi à être ceux présentant la plus forte flexibilité sur les marchés du travail pour s’ajuster aux conditions économiques.

En Allemagne, par exemple, le déplacement de la courbe de Beveridge vers l’intérieur que l’on a pu voir lors de la crise suit une tendance qui commença au milieu des années deux mille après l’introduction des réformes Hartz sur le marché du travail. Sa performance plus robuste dans le domaine de l’emploi est aussi liée au fait que les entreprises allemandes disposent d’instruments pour réduire le temps de travail des emplois à des coûts raisonnables (c’est-à-dire la marge intensive), notamment en réduisant les heures travaillées, la plus grande flexibilité du taux de travail au niveau de l’entreprise et l’usage extensif de travail à mi-temps.

Même dans le groupe des pays qui ont connu une crise de la dette souveraine, nous pouvons voir que l’impact des institutions du marché du travail sur l’emploi n’a pas été le même d’un pays à l’autre. L’Irlande et L’Espagne, par exemple, connurent tout deux une large destruction des emplois dans le secteur immobilier après le choc Lehman, mais ils se comportèrent différemment durant la crise de la dette souveraine. Le chômage en Irlande se stabilisa, puis chuta, alors qu’il s’accrut en Espagne jusqu’à janvier 2013 (cf. graphique 6). De 2011 jusqu’à 2013, les estimations du chômage structurel suggèrent qu’il a augmenté de 0,5 point de pourcentage en Irlande et de plus de 2,5 points de pourcentage en Espagne.

La divergence dans les performances peut s’expliquer en partie par les différences dans la migration nette. Mais elle reflète aussi le fait que l’Irlande est entrée en crise avec un marché du travail relativement flexible et qu’elle a adopté davantage de réformes du marché du travail du programme piloté par l'UE et le FMI qui fut lancé en novembre 2010. L’Espagne, d’un autre côté, entra en crise avec de fortes rigidités du marché du travail et elle ne commença à ne réformer significativement qu’en 2012.

Surtout, jusqu’alors, la capacité des firmes à s’ajuster aux nouvelles conditions économiques fut limitée en Espagne par les accords de négociations collectifs sectoriels et régionaux et l’indexation des salaires. Les enquêtes indiquent que l’Espagne se situe parmi les pays où l’indexation fut la plus fréquente, touchant prêt de 70 % des entreprises. Par conséquent, comme le montre le graphique 6, la rémunération nominale par salarié à continué à augmenter en Espagne après le troisième trimestre 2011, malgré la hausse de plus de 12 points de pourcentage du chômage au cours de la période. En Irlande, à l’inverse, l’ajustement des salaires à la baisse commença déjà au quatrième trimestre 2008 et se poursuivit plus rapidement.

Tandis que le marché du travail irlandais s'ajusta en partie à travers les prix, le marché du travail espagnol s’ajusta principalement par les quantités : les entreprises furent poussées à réduire les coûts du travail en réduisant l’emploi. Et en raison d’un degré élevé de dualité sur le marché du travail espagnol, ce fardeau de l’ajustement fut concentré en particulier sur un groupe peu protégé, ceux ayant un contrat temporaire. Ceux-ci ont été particulièrement nombreux en Espagne au début de la crise, représentant alors autour d’un tiers de l’ensemble des contrats de travail.

En Espagne, comme dans d’autres pays en difficulté, plusieurs de ces rigidités du marché du travail ont depuis été atténuées via des réformes structurelles et celles-ci ont eu des effets positifs. Par exemple, l’OCDE estime que la réforme du marché du travail menée en 2012 en Espagne a amélioré les transitions hors du chômage et vers l’emploi pour toutes les durées de chômage.

GRAPHIQUE 6 Chômage et rémunération nominale en Irlande et en Espagne

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Pour résumer, le chômage dans la zone euro est caractérisé par des interactions relativement complexes. Il y a eu des chocs de demande différents selon les pays. Ces chocs ont interagit avec les conditions initiales et les institutions nationales du marché du travail de différentes manières et les interactions ont changé avec la mise en œuvre de nouvelles réformes. Par conséquent, les estimations des composantes structurelle et cyclique du chômage doivent être réalisées avec une certaine prudence. Mais il est clair qu’une telle hétérogénéité des institutions du marché du travail est une source de fragilité pour l’union monétaire. »

Mario Draghi, « Unemployment in the euro area », discours prononcé à la conférence de Jackson Hole, 22 août 2014. Traduit par Martin Anota

dimanche 24 novembre 2013

La faible croissance en Europe s’explique-t-elle par l’austérité ou le manque de réformes structurelles ?

TOPSHOTS-GREECE-ECONOMY

« Dans un récent article publié sur vox, Lorenzo Bini Smaghi s’interroge sur la thèse selon laquelle l'austérité est la principale raison pour laquelle les taux de croissance des pays européens ont été si faibles depuis 2008. (…) Il ne rejette pas le fait que l'austérité ait fait quelques dégâts, mais il suggère que les questions structurelles sont également responsables de ce que nous avons pu voir dans les pays d'Europe du Sud.

Son principal argument peut se résumer en une série de graphiques où la croissance économique au cours de la période 2008-2012 semble négativement corrélée avec les mesures de la compétitivité. Par exemple, en comparant la croissance pendant la crise avec l'indice de compétitivité produit par le Forum économique mondial, on obtient la corrélation suivante :

GRAPHIQUE 1 Croissance du PIB et compétitivité

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Donc, il en conclut que les mauvaises performances réalisées par l’Europe du Sud (et l’Irlande) en termes de croissance au cours de la crise sont liées à leurs problèmes structurels.

Je ne suis pas en désaccord avec l’idée selon laquelle certains de ces pays ont des faiblesses structurelles qui peuvent contraindre leur taux de croissance. Mais je trouve que le tableau ci-dessus n’éclaire pas vraiment la façon par laquelle les réformes de croissance pourraient se révéler utiles ou l’ampleur dans laquelle le manque de réformes explique la profondeur de la récession dans ces pays. Ce qui m’embête, c’est le fait d’utiliser seulement 4 années pour évaluer les effets de la compétitivité. Si les faiblesses structurelles étaient si importantes que ça, elles devraient affecter la croissance à long terme (pas seulement en période de crise). Si l'on compare l'évolution de la croissance du PIB depuis 1994 entre certains de ces pays, nous n’obtenons pas la même image :

GRAPHIQUE 2 Croissance du PIB

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Pour chaque année de la période 1994-2009 (sans exception), la croissance en Espagne ou en Grèce était plus élevée qu'en Allemagne (et, si l’on exclut l’année 1998, elle était également supérieure à celle de l'Autriche). C'est seulement au cours de la période 2010-2012 que l'Autriche et l'Allemagne affichent des taux de croissance plus élevés que l'Espagne et la Grèce. Et c'est au cours de ces années que l'austérité était la plus forte. Donc, ce que nous avons, ce sont des pays où l'amplitude du cycle économique est beaucoup plus grande. Ils ont fait mieux pendant les bonnes années et maintenant ils font pire, ce qui n’est pas surprenant (par exemple, la volatilité des marchés émergents tend à être plus grande que celle des économies avancées). Et compte tenu de ce qui s'est passé au cours de ces années en termes d'austérité et le fait que les marchés financiers restent dysfonctionnels, c’est encore moins surprenant. Sans doute que des faiblesses structurelles existent dans ces pays, mais leurs liens avec la croissance sont complexes et ne peut pas simplement être évalués en regardant les trois dernières années. »

Antonio Fatás, « Europe: lack of reforms or austerity? », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 17 novembre. Traduit par M.A.


aller plus loin… lire « Les réformes structurelles peuvent-elles sauver l’Europe ? » et « L'austérité a échoué en zone euro »

jeudi 24 octobre 2013

Attendez un (deuxième) moment… Retour sur le lien entre incertitude et croissance en zone euro

« Marco Buti et Pier Carlo Padoan ont répondu à la critique que je leur avais adressée dans un précédent billet suite à la publication de leur article sur Vox où ils se demandaient comment stimuler la reprise économique en Europe. Je vois que leur argument est désormais plus équilibré puisqu’ils mentionnent désormais le resserrement de la politique budgétaire comme un possible facteur expliquant la faiblesse de la reprise. Nous sommes peut-être en désaccord sur l'importance de ce facteur (…) Sur la question des réformes, il est difficile d'être en désaccord avec eux sur la nécessité de poursuivre les réformes en Europe. En revanche, on peut s’interroger si ces réformes stimuleront rapidement l’activité et, si ce n’était pas le cas, quel pourrait être le rôle des politiques traditionnelles de gestion de la demande, en l’occurrence les politiques monétaire et budgétaire.

Mais il y a un autre point dans leur article sur lequel nous sommes en désaccord : le rôle de l'incertitude entourant la politique économique. (…) L'une de mes études les plus citées porte précisément sur le rôle que joue la volatilité de la politique budgétaire dans la réduction de la croissance économique (voici un exemple de mes travaux dans ce domaine), donc je suis très ouvert à l'idée que ma volatilité de la politique économique puisse être préjudiciable à la croissance. Mais j'ai toujours été surpris que l'incertitude et la volatilité soient parfois utilisées pour désigner les épisodes où la probabilité d'un mauvais scénario s’élève, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que l’accroissement de l'incertitude. Je m'explique.

Lorsque nous parlons de volatilité, nous nous référons à une augmentation de la variance (qui constitue un "moment de second ordre" en statistique, d’où le titre de mon billet), tandis que nous maintenons la moyenne constante (la moyenne est un "moment du premier ordre"). Donc, l'augmentation de l'incertitude et de volatilité ne s'applique qu'aux situations où, en moyenne, nous nous attendons à un résultat similaire, mais désormais avec une probabilité plus élevée qu’un meilleur ou un pire scénario se réalise. Ce que nous avons vu en Europe au cours de la crise est très différent. Buti et Padoan estiment que "l'augmentation sans précédent des risques extrêmes en 2011 et au premier semestre de 2012, lorsque la survie de la zone euro a été fortement remise en question, constitue un choc d'incertitude".

Ce n'est pas (seulement) un choc d'incertitude. La moyenne changeait également. Le scénario moyen en ce qui concernait l'avenir empirait puisque la zone euro était alors vraiment au bord de l’effondrement. Certes, il se pourrait que la variance ait également augmenté, mais le changement de la moyenne était probablement plus pertinent que le changement de la variance. Le fait que l'effondrement de la zone euro ait été désormais possible signifie que nous faisions face à un bien pire scénario futur pour les pays de l'euro (quel que le degré de certitude qui était associé à ce scénario). Et pourquoi la zone euro était-elle sur le point de s'effondrer ? Parce que nous étions au milieu d'une très mauvaise crise. Et qu’est-ce qui rendait cette crise si mauvaise ? Beaucoup de choses, mais l'une d'entre eux était la combinaison de politiques budgétaire et monétaire inappropriées. Donc, est-ce vraiment l'incertitude qui était à l’œuvre ? Non. (…) Il y a des méthodes statistiques pour essayer de séparer chacun de ces facteurs et ainsi mesurer l'incertitude et établir une véritable relation de causalité entre celle-ci et la croissance. Toutefois, lorsque je vois la littérature académique sur ce sujet, j’en conclus que ce n'est pas ce que nous sommes en train de faire et que nous considérons des corrélations et des covariations de variables sans comprendre clairement la variation vraiment exogène dans l'incertitude politique. En fait, cette littérature se contente tout simplement d’inclure les mauvaises nouvelles dans ce qu’elle appelle un "choc d'incertitude". »

Antonio Fatás, « Wait a (second) moment… », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 9 octobre 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin... lire « Incertitude et activité économique » et « Le cycle des prix d’actifs permet-il de prédire les récessions ? »

mercredi 2 octobre 2013

L’incertitude politique explique-t-elle la faible croissance en zone euro ?

SPAIN/

« L’idée que l’incertitude entourant la politique économique est la principale raison expliquant pourquoi les économies avancées et l’Europe en particulier ne parviennent pas à renouer avec une croissance soutenue ne va pas mourir de sitôt. Marco Buti et Pier Carlo Padoan, dans un article publié sur le site vox, renouent avec cette thèse lorsqu’ils entendent expliquer pourquoi la reprise est si lente en Europe.

Ils observent les différences entre les reprises économiques en zone euro et aux Etats-Unis pour identifier quels facteurs expliquent la divergence en termes de performances (« le manque de croissance en zone euro par rapport aux Etats-Unis est flagrant » nous rappellent-ils). Donc, quelles sont les différences entre les deux régions ? Il y en a trois selon les auteurs : l’incertitude politique, la faiblesse du système financier et le manque d’opportunités d’investissement. Qu’en est-il des preuves empiriques ?

1. Les mesures de l’incertitude sont corrélées avec la croissance, mais comme d’autres auteurs l’ont affirmé, les mesures d’incertitude sont (souvent) endogènes à la croissance.

2. Les réformes mises en œuvre entre 1998 et 2003 permettraient de prédire les gains de croissance potentielle obtenus entre 2003 et 2008. Non seulement je ne suis pas sûr que cela soit pertinent pour expliquer les performances en termes de croissance après 2008, mais je pense aussi que le graphique qu’ils présentent dans leur article n’est pas non plus convaincant. Le voici :

GRAPHIQUE 1 Progrès dans les réformes sur les marchés des produits et performances macroéconomiques

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source : Buti et Padoan (2013)

Premièrement, notons qu’ils considèrent la croissance potentielle (et non la croissance effective). Deuxièmement, bien que la régression qu’ils estiment suggère une corrélation positive, lorsque l’on se penche sur les pays de la zone euro, on constate en fait qu’il n’y a pas de corrélation positive entre les deux variables. Et si nous comparons certains pays européens avec les Etats-Unis (ce qui est en l’occurrence la comparaison que cherchent à faire les deux auteurs), les preuves empiriques vont même à l’encontre de leur thèse. L’Espagne, l’Italie, la France, voire même la Grèce ont bien plus amélioré la réglementation sur leurs marchés de biens et services que ne l’ont fait les Etats-Unis ou le Canada, mais leurs performances en termes de croissance (potentielle) ont été significativement plus faibles.

Ainsi, même s’il apparaît dans un premier abord pertinent de parler de l’incertitude et des réformes, les preuves empiriques sont soit maigres, soit inexistantes. Mais quelles sont les explications alternatives ? Il se peut que la politique économique, en particulier la politique budgétaire, puisse expliquer les différences dans les performances en termes de croissance que l’on a pu observer depuis 2008 ? (…) Voici, selon moi, comment l’on peut expliquer les différences que l’on observe d’un pays à l’autre dans les taux de croissance du PIB.

GRAPHIQUE 2

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source : Fatas (2013)

Je compare l’évolution du PIB réel entre 2008 et 2012 avec l’évolution de la consommation publique réelle au cours des mêmes années. Cette dernière variable nous indique l’orientation (expansionniste ou restrictive) de la politique budgétaire durant cette période. J’inclus tous les pays de l’OCDE dans l’échantillon (…). La corrélation est très forte avec un coefficient qui n’est pas très loin de 1.

Mais la consommation publique n’est-elle pas une composante du PIB ? Cette corrélation n’est-elle pas toujours présente ? Oui et non. Certes, il y a plein d’endogénéité dans mon graphique et si vous voulez obtenir les bons chiffres, vous devez lire toute la littérature sur les multiplicateurs budgétaires (celle-ci vous dira que les effets sont en fait plus forts que ce que l’analyse ci-dessus laisse suggérer). Mais nous savons aussi que plusieurs de ces pays ont fortement réduit leurs dépenses publiques en réponse à la hausse de leur taux d’intérêt (…). Donc il y a dans cette image une composante exogène aux dépenses publiques suffisamment significative pour être utilisée comme variable explicatrice. Et rappelez-vous que certains pensent que cette corrélation doit être égale à zéro et même négative, c’est-à-dire ceux qui croient aux multiplicateurs budgétaires égaux nuls ou négatifs. Donc, quand la Grèce (point en bas à gauche) réduit les dépenses publiques de 17 %, ces personnes-là pensent que cela devrait entraîner une hausse des dépenses privées d’au moins le même montant. Mais en réalité, il n’en est rien : la dépense privée a également chuté et le PIB grec a diminué de presque 25 % durant la période.

Le graphique ci-dessus rappelle simplement que les preuves empiriques confirment l’hypothèse selon laquelle la faible performance de plusieurs pays après 2008 s’explique essentiellement par l’orientation excessivement restrictive de la politique budgétaire. Ces preuves empiriques sont certainement bien plus robustes que celles avancées par Buti et Padoan. Et pourtant, ils n’incluent pas la politique budgétaire dans leur liste des facteurs explicatifs. »

Antonio Fatás, « The only uncertainty is why some cannot see facts », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 15 septembre 2013. Traduit par M.A.


aller plus loin… lire « Le découplage des politiques économiques », « L’austérité est-elle vouée à l’échec ? » et « L’austérité budgétaire dans une union monétaire »

mardi 17 septembre 2013

L'Europe sans l'euro. Une petite histoire contrefactuelle

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« Depuis le début de la crise financière, nous avons entendu beaucoup de personnes parler des pays de la zone euro : "Je vous l'ai dit, l’euro une très mauvaise idée". L'argument est que la zone euro ne constitue pas une zone monétaire optimale (une manière pour les économistes de dire que les coûts associés à l’adoption d’une monnaie unique sont plus grands que ses avantages). Alors que jusqu'en 2008, les choses n’ont pas semblé si mal que ça, la crise s’est révélée être un véritable test pour la zone euro et celle-ci semble ne pas l’avoir réussi. Et elle aurait échoué parce que, comme le dit n'importe quel manuel de macroéconomie, une fois que vous abandonnez votre taux de change, vous perdez un outil de stabilisation, si bien que lorsqu’une crise asymétrique éclate, vous connaissez une crise prolongée et la seule façon d’en sortir est de laisser les prix et les salaires baisser (c’est l’idée de la dévaluation interne), un processus douloureux et inefficace.

Dans un récent billet, Paul Krugman nous rappelle ces arguments en comparant l'Irlande au cours de la crise actuelle avec la Thaïlande ou l'Indonésie durant la crise asiatique. Selon lui, les économies asiatiques ont connu une reprise assez vite après la crise, alors que ce n’est pas le cas de l'Irlande (et la Grèce n'a même pas amorcé une reprise). Comme le dit Kevin O'Rourke, l'Irlande ressemble à la Thaïlande, mais sans le baht.

Les arguments et les preuves empiriques semblent solides, mais je suis quelque peu sceptique à l’idée que nous pourrions conclure rapidement que l'euro soit une expérience ratée et que la vie sans l'euro aurait été meilleure (…).

Ce que l'on aimerait faire, c'est une analyse contrefactuelle : où en seraient la Grèce, l'Espagne ou l'Irlande si elles n’avaient jamais adhéré à l'euro ? Qu’est-ce que leur monnaie leur aurait apporté avant et après la crise de 2008 ? Malheureusement, nous ne pouvons pas réaliser cette analyse contrefactuelle, si bien que le mieux que nous puissions faire est de chercher des exemples similaires (comme la Thaïlande pendant la crise asiatique). Or, (…), certaines données ne se prononcent pas clairement contre l'euro.

Avant de commencer, je dois préciser deux choses :

1. Je ne suis pas en désaccord avec l'argument selon lequel la rigidité des prix et des salaires font de la dévaluation interne une manière douloureuse de sortir d'une récession. Une dépréciation est un moyen beaucoup plus rapide pour réajuster les prix relatifs. C'est ce que j'enseigne à mes élèves.

2. Je suis d'accord avec l’idée que la zone euro comprend un ensemble de pays dont les performances sont inférieures à leur potentiel. C’est en raison de réformes qui ont échoué, de manque de leadership économique et d’une banque centrale pas très proactive que le taux de croissance est en dessous du potentiel (à la fois avant et pendant la crise).

(…) Parmi la liste des problèmes dont souffrent les pays de la zone euro, l'euro lui-même pourrait ne pas être le plus grave. Alors qu'une dévaluation aurait pu contribuer à accélérer la reprise, ses effets auraient été incertains et peut-être même petits. J'en arrive à cette conclusion en examinant les données de la même façon que le font Krugman et O'Rourke, mais je ne regarde toutefois pas les mêmes données. Mes comparaisons sont-elles meilleures que les leurs ? Pas sûr (…). Mais je les trouve plus pertinentes, même si je dois admettre que nous faisons face ici à beaucoup d'incertitude, que nos connaissances sur la performance potentielle des pays ayant des taux de change flexibles par aux pays ayant des taux de change fixes sont limitées. Et par connaissances, je parle bien de connaissances empiriques et non pas théoriques. Nous comprenons très bien comment les taux de change fonctionnent, mais (…) nous n’arrivons pas vraiment quantifier leurs effets.

Voici ci-dessous une liste de faits empiriques (…) qui suggèrent que l'euro lui-même pourrait ne pas avoir causé autant de dégâts que la comparaison entre, d’une part, la Thaïlande et de l'Indonésie avec, d’autre part, l'Irlande et la Grèce pourrait le suggérer.

1. Il est difficile de comparer des pays dont le PIB par habitant est différent. Il est difficile d'imaginer l'Irlande croître à des taux similaires à ceux de la Thaïlande et de l'Indonésie après 2008, étant donné que le PIB par habitant irlandais est plus élevé que celui de l'Allemagne ou des Etats-Unis (en 2012, selon le FMI, le PIB par habitant de l’Irlande était plus élevé que celui de l’Allemagne ; en revanche, en 1996, le PIB par habitant de l'Indonésie était inférieur à 10 % à celui des Etats-Unis). Trouver une meilleure comparaison est difficile. Très peu de pays développés adoptent des taux de change fixes ou entreprennent de larges dévaluations. Mais nous pouvons encore trouver des éléments empiriques.

2. Les pays européens ont également connu une crise entre 1991 et 1993, une crise qui a déstabilisé leur système de taux de change fixes. Certains pays ont abandonné l’ancrage de leur taux de change et ont dévalué leur monnaie, alors que d'autres l’ont maintenu. C'est l’expérience qui se rapproche le plus d’une sortie de la zone euro (oui, l'expérience n'est pas parfaite, la crise était beaucoup moins grave, mais elle peut nous aider à comprendre le rôle des taux de change). Voici un graphique avec la trajectoire que le PIB de chacun de ces pays a suivi.

GRAPHIQUE 1 PIB réel (en indices base 100 pour l'année 1990)

Fatas_Growth_SME.png

9 pays sont représentés sur le graphique. Certains d'entre eux ont dévalué leur monnaie (et, parmi ceux-ci, certains ont complètement quitté le système). Ces pays-là sont représentés par des pointillés. Les autres sont restés dans le système et leurs devises sont restées ancrées les unes aux autres (ils sont représentés par une ligne continue). Le graphique montre qu'il n'y a pas une réelle distinction entre les deux groupes. Il n’y a pas de réelle corrélation entre les différences de croissance et l'évolution des taux de change. Il se peut que seuls ceux qui ont opté pour une dévalorisation "devaient dévaluer", mais ce qui est frappant, c'est la similarité des dynamiques de croissance pour tous les pays.

3. Voici un deuxième élément de preuve tiré de la récente crise. L'Espagne et le Royaume-Uni ont souffert des conséquences de la crise financière de 2008. Toutes deux sont de grandes économies qui, avant la crise, ont vu les prix de l'immobilier s’envoler. Mais une fois que la crise a commencé, l’une a laissé sa monnaie se déprécier (le Royaume-Uni) d'environ 30% par rapport à l'euro tandis que l'autre (l’Espagne) est restée coincée avec une monnaie qui ne lui appartenait pas. La théorie dit que le Royaume-Uni aurait dû bénéficier d'une forte stimulation des exportations grâce à la dépréciation de sa monnaie. Voici une comparaison des exportations (réelles) après la crise qui a éclaté fin 2007.

GRAPHIQUE 2 Volume des exportations (en indices base 100 pour l'année 2007)

Fatas_Exports_UK_Spain.png

Contrairement à nos a priori, les exportations espagnoles ont progressé plus rapidement que les exportations britanniques. Il semble donc que la dépréciation n'a pas beaucoup aidé le Royaume-Uni (ou, autrement dit, que l'absence de contrôle de la monnaie n’a finalement pas trop affecté l’Espagne).

4. Alors peut-être que les exportations espagnoles ne se sont pas si mal comportées que ça finalement, mais qu’en est-il du taux de chômage espagnol, qui atteint des niveaux aussi élevés qu’aux Etats-Unis lors de la Grande Dépression ? Oui, il s’est mal comporté, mais il était aussi extrêmement élevé lorsque l'Espagne avait sa propre monnaie (la peseta).

Fatas_Espagne_Emploi_Chomage.png

Voilà ci-dessus un tableau qui représente la situation du marché du travail espagnol avant et après l'euro. Dans les années qui précèdent l’euro, le taux de chômage s’élevait en moyenne à 18,9 %. Après l'adoption de l’euro, il a été de "seulement" 14 %. La croissance de l'emploi était de 0,81 % avant l'adoption de la monnaie unique et de 1,45 % après.

Aucun des faits ci-dessus ne fournit un test parfait de ce qu’aurait été la vie sans l'euro pour certains des pays-membres, mais au moins ils mettent en doute l’idée que la récente crise financière ait clairement démontré que la création d'une monnaie unique l'Europe a été une très mauvaise idée. Pour certains de ces pays, la vie est difficile et volatile (avec ou sans l'euro). »

Antonio Fatás, « The Euro counterfactual », in Antonio Fatás on the Global Economy (blog), 5 septembre 2013. Traduit par M.A.

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